Capitalocène, nous voilà !

Le jeudi 3 mars à 19h30, Les Froufrous de Lilith, un collectif d’artistes d’artistes qui organise des événements autour du cinéma actif depuis 2016, présentera au DOC Paris un programme de films sur l’avènement du capitalocène, “des années vrombissantes au nouveau millénaire.”

Généralement constitués de nombreux films aux sources variées (YouTube, cinéma expérimental, vidéo d’artistes, documents institutionnels, trailers), les programmes des Froufrous de Lilith offrent des multiplicités de points de vue avec de très nombreux éléments de programme, parfois très courts et souvent surprenants.

À l’occasion de ce 45ème programme qui suit d’autres propositions du collectif telles que les îles, la province, le travail, les sandwichs, la puissance de l’eau, le célibat et la sexualité, nous avons posé aux Froufrous de Lilith (Camille Zéhenne et Bulle Meignan) quelques questions sur leur programme à venir sur le Capitalocène.

Image du programme Capitalocène, nous voilà ! du 3 mars 2022, courtesy Les Froufrous de Lilith.

De quoi est composé le programme Capitalocène, nous voilà !, et comment avez-vous préparé son contenu, avec quelles lignes directrices et questions sous-jacentes ?

Ce programme fait suite à une invitation par Cinédoc Paris Films Coop à travailler autour du XXIe siècle et plus particulièrement sur les avant-gardes de 1920 à 2020. En essayant de trouver une ligne directrice à des films aux problématiques disparates et en prêtant une attentions particulière à un corpus de publicités (notamment celles d’Alexeïeff), nous nous sommes dit que beaucoup de ces films montraient l’avènement du capitalisme depuis les années 20, par exemple dans leur fascination pour les machines, les industries, la vitesse, et parfois sans dimension critique mais dans une analogie avec le capitalisme comme chantre de l’activité humaine qui supplante et prend possession de son environnement immédiat.

Pour la séance Capitalocène nous voilà ! qui aura lieu au DOC le 3 mars 2022, nous sommes reparties de cette idée sauf que nous avons cherché d’autres films afin d’affiner la dialectique du propos. Nous essayons de montrer comment l’activité humaine est filmée, représentée dans le siècle soit avec fascination, soit dans une perspective critique, et comment cette activité nous mène à la catastrophe que nous connaissons aujourd’hui. La séance s’articule autour de plusieurs chapitres encore en cours d’élaborations donc ceux-ci ne sont pas contractuels mais à valeur d’exemple. C’est le cas de Réjouissons nous c’est le progrès ou l’Empreinte humaine sur l’environnement ou Que le monde soit avarié pourvu que j’y règne ou encore Catastrophes – la terre se rebiffe.

Quels sont pour vous les documents audiovisuels les plus marquants sur le capitalisme, qui ont eu un impact sur vous à ce sujet ?

On pense notamment à Poussière de Georges Franju qui a priori n’est pas à proprement parler un film marquant sur le capitalisme, ou du moins pas identifié comme tel, mais qui a été une belle découverte à l’occasion de nos recherches pour la séance. Il s’agit d’une commande de l’Institut national de recherche et de sécurité en prévention sur la dangerosité des poussières de silice générées par l’industrie.

Ce qui est intéressant dans ce film, c’est comment à partir d’un infiniment petit – la poussière qui se dégage des activités industrielles – sont montrées la logique de production de masse, l’aliénation au travail, la dangerosité pour l’environnement et les travailleurs, la mise en marche d’une toute puissance destructrice. On n’arrête pas la production parce qu’elle est toxique, on n’invente plus de machines et de systèmes pour aspirer les poussières. Il y a une réponse démesurée de technologies énormes pour lutter contre la poussière, cet infiniment petit meurtrier que l’on crée et qui nous tue.

En parlant concrètement de l’avènement de la silicose, Franju propose une allégorie du capitalisme contenue dans ce film magnifiqu, racontée par une voix off délicate qui porte tout au long du film sa critique en filigrane.

Le capitalisme offre un rapport ambigu aux images. Je pense notamment aux images de Alexandre Alexeïeff pour des sociétés telles que Esso ou Renault. Comment définiriez vous, en tant que programmatrices, ce rapport aux images réalisées dans le cadre de publicités ?

L’ambigüité entre la qualité filmique et sa finalité est ce qui nous a frappé d’emblée car c’est un objet cinématographique et plastique beau, et en même temps il s’agit d’un film promotionnel.

Nous avons justement découvert ces films dans le cadre de l’élaboration de ce programme. Là où ils nous ont fascinées, c’est par leur absence de recul critique et une littéralité de la stratégie publicitaire, le tout étant mis de côté derrière l’exploration formelle.

Au-delà du rapport aux images lié au capitalisme on peut s’interroger sur cette dimension non politisée de certaines productions des avant-gardes qui se concentrent sur l’expérimentation formelle davantage que sur le propos.

Mais ce sont des matériaux intéressants à confronter à d’autres. L’image publicitaire est le pouls de l’imaginaire. Que la pub Esso suggère que le pétrole a les mêmes propriétés que l’eau, ça passe dans l’allégorie de l’époque, mais aujourd’hui on ne saurait imaginer une publicité qui dresse un parallèle entre l’eau et le pétrole, le pétrole étant représenté dans la publicité d’Alexeïeff comme une substance magique revigorante. Aujourd’hui, sans doute suite aux scandales comme l’Erika, sa toxicité a pris le dessus dans l’imaginaire collectif.

Vos programmes se situent toujours dans la zone grise et ne sont jamais exactement annoncés. Quelles sont les implications de ce positionnement spécifique dans votre travail de programmatrices ?

C’est difficile de communiquer en détail sur la séance, nous expliquons seulement son principe : un montage de film hétéroclites autour d’un thème avec une proposition culinaire.

À la fois, il y a une joie de se situer dans les marges, d’assumer la dimension cachée de la programmation et de l’événement, ce que nous trouvons aussi politique, œuvrer en sous main dans une dimension non économique où nous travaillons bénévolement, où la séance est à prix libre et dans laquelle le public se laisse porter. D’un autre côté, c’est parfois frustrant de rester dans la zone grise.

Mais nous sommes fières de rester fidèles au projet de départ, c’est-à-dire créer un évènement convivial et accessible dans lequel on confronte tous types de films. On ne s’interdit rien et on peut le faire parce qu’on agit principalement dans des espaces libres, non institutionnels qui permettent l’expérimentation. Vivre cachées c’est le prix d’une certaine liberté. Les food&films sont des événements qui circulent beaucoup par le bouche-à-oreille, donc c’est intéressant de fonctionner un peu à l’ancienne, d’avoir une communauté de spectateurices qui s’est constituée depuis cinq ans et qui en parle. C’est comme ça qu’il y une dimension organique. Ça mute, ça vit, ça s’échange.

Propos recueillis par Marie-Pierre Bonniol.
Remerciement: Théo Deliyannis.

Liens
Plus d’informations sur le programme (Facebook event)
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